A quelques centaines de mètres l’un de l’autre voisinent deux hauts lieux trépidants de commerce : le marché Barbès et le Marché Dejean. Bien que très différents, ils ont un point commun : ce sont des espaces exceptionnels de sociabilité et de brassage multiculturel.
Le marché Barbès
Le marché Barbès se tient tous les mercredis et samedis matins Boulevard de la Chapelle, sous le viaduc du métro aérien, en face de l’hôpital Lariboisière.
Véritable institution existant depuis 1922, il est entièrement géré par la Ville de Paris : un agent municipal distribue les emplacements, d’autres assurent les contrôles réglementaires, veillent à la sécurité et à la tranquillité du lieu.
Barbès… appellation emblématique pour un marché qui concentre tous les symboles attachés à ce nom. Car Barbès, c’est Paris-capitale, la ville lumière qui aimante au-delà de la Méditerranée, c’est aussi l’ancienne métropole coloniale, le Maghreb, l’Afrique, les migrations, un quartier populaire et accueillant, le multiculturalisme, la densité urbaine, une rare mixité sociale, un « réservoir d’imaginaire urbain »* pour artistes et créateur·ices, une réputation injuste de ghetto mal famé, la modernité, la rue où tout se passe, la profusion marchande, les prix bas, la mondialisation, les résistances, les solidarités… On en oublierait le militant républicain Armand Barbès (1809-1870) qui a donné son nom au boulevard et au métro : Barbès est avant tout un lieu mythique..
Ou, plus exactement : un carrefour. Car, comme le souligne l’anthropologue Emmanuelle Lallement*, Barbès est à cheval sur trois arrondissements (9e, 10e et 18e), son métro croise deux lignes traversant tout Paris (la 4, sur un axe Nord-Sud et la 2, sur un axe Est-Ouest), et dans les rues se côtoient des gens issus de tous horizons : personnes exilées, étranger·ès de passage, habitant·es enraciné·es depuis des générations, touristes en quête de pittoresque ou de bonnes affaires, Parisien·nes et Francilien·nes venu·es faire des emplettes.
Et le marché est un concentré de Barbès.
L’alimentaire y domine : fruits et légumes, viande, poisson, épices représentent la majorité des marchandises. S’y ajoutent quelques fromagers, un fleuriste, des étals de vêtements surplombés de robes orientales scintillantes. Ustensiles de cuisine, déco, bricolage, lessive et produits ménagers occupent quelques stands de droguerie. En bout de piste, à mi-chemin entre les métros Barbès et La Chapelle : un ou deux présentoirs de bijoux fantaisie.
Mais ce qui fait la singularité du lieu, ce ne sont pas les produits qu’on y vend : les mêmes se retrouvent dans beaucoup d’autres marchés.
Il y a d’abord l’attrait des prix, en moyenne beaucoup plus bas qu’ailleurs à Paris : des fruits, des tomates à moins d’un euro le kilo, de somptueuses plantes et bottes de fleurs à cinq ou dix euros… Nombre de client·es viennent de loin, chaque semaine, pour ces prix avantageux. Le samedi matin, à Châtelet ou à Place Clichy, il n’est pas rare de voir une personne monter dans le métro avec son caddie, et si on prend le pari qu’elle descendra à Barbès, on gagne souvent.
Pas très loin, d’autres marchés populaires offrent des prix comparables : à Belleville, à Saint-Denis, à Pantin, par exemple. Mais l’autre attrait majeur du marché Barbès, c’est son ambiance singulière : foisonnante, animée, socialement mixte, cosmopolite.
Le choix donne le vertige tant sont nombreux et serrés les étals débordant de marchandises. Cette profusion permet de comparer les concurrents et, tassés devant les stands, les client·es peuvent saisir les produits pour les évaluer : ici, comme dans un souk oriental, l’abondance est à portée de main.
Car la foule est compacte entre les deux rangées de commerçant·es bordant l’allée centrale. Impossible de doubler ou de se faufiler : ce marché n’est pas fait pour les gens pressés. Il faut abandonner toute idée d’achats rapides et ciblés, pour déambuler au rythme lent des habitué·es qui flânent, hésitent, s’arrêtent devant les étals, encombrent le passage avec leur caddie.
La marche est encore ralentie par une file de vendeurs et vendeuses à la sauvette installé·es au milieu de l’allée centrale. Ils et elles proposent diverses denrées défraîchies et des objets de seconde main, stockés dans des cabas à même le sol. Car la misère aussi est ancrée à Barbès. Le commerce informel y est omniprésent, pas uniquement dans l’allée centrale du marché mais sur tous les trottoirs qui le longent et ceux qui bordent les rues avoisinantes.
Lenteur et promiscuité favorisent les rencontres et font ressortir les affinités : on discute, on sympathise, on se retrouve. Le temps de faire ses courses, les discriminations ethniques et sociales disparaissent. De nombreux client·es disent même venir, parfois de loin, pour cette mixité égalitaire et cette proximité que permet le marché Barbès.
Proximité ou illusion de proximité ? On se rapproche brièvement sur le marché, puis on s’éloignera pour regagner son monde familier. Contrairement au « village » que constitue la Goutte d’Or (où le marché Dejean se niche dans un réseau serré de rues et d’habitats densément peuplés), le carrefour Barbès est un « espace urbain ouvert et accessible à tous·tes »**. On le fréquente, on y passe mais on n’y vit pas, on n’y cohabite pas avec des voisin·nes dont on connaîtrait les familles, la vie, les habitudes.
D’ailleurs, les commerçant·es du marché n’habitent pas à Barbès, et généralement pas à Paris, mais dans des communes éloignées d’Île-de-France. Ils viennent ici mercredi et samedi, et seront d’autres jours à Crimée, à Bastille, Aubervilliers, Saint-Cloud, ou ailleurs. Ceux qui vendent des aliments bénéficient d’emplacements fixes, c’est même souvent la consécration professionnelle d’un parcours hasardeux entrepris depuis l’étranger. En revanche, rien ne garantit aux droguistes et aux vendeurs de bijoux que le placier leur attribuera un lieu pour leur stand, et arrivés au petit matin, ils doivent parfois repartir sans avoir pu s’installer.
Le turn over des client·es et des commerçant·es induit des relations anonymes, mais il permet en même temps une sociabilité très ouverte, et les transactions marchandes garantissent une égalité dans les rapports humains quelles que soient les origines et la situation de chacun.
La plupart des vendeur·euses sont d’origine maghrébine, certains produits – épices, pâtisseries, habits traditionnels …– ont des connotations orientales, et les client·es sont de toutes nationalités. Même s’il est superficiel, l’effet produit est donc celui d’une société cosmopolite et le plaisir est réel de se rapprocher d’autres traditions et cultures. « L’ethnicité semble être le ressort symbolique sur lequel reposent les relations que les individus mis en coprésence peuvent avoir les uns avec les autres. S’instaure alors une relation plutôt décontractée à la différence, voire ludique, qui, si elle ne suffit pas à éviter les tensions et les conflits dans l’espace public, permet tout de même de faire de Barbès une situation urbaine et marchande parmi les plus denses de Paris »*.
Bordé d’immeubles haussmanniens, rythmé par le fracas du métro passant sur son viaduc centenaire, le marché Barbès est un lieu typiquement parisien. C’est aussi une enclave étrangère, une parcelle d’Afrique du Nord où des gens venus du monde entier goûtent au plaisir d’un dépaysement passager et d’une humanité commune. En levant les yeux, on peut remarquer que les piliers de pierre soutenant le viaduc sont ornés de guirlandes et de cornes d’abondance, et frappés alternativement des armes de la Ville de Paris ou du globe terrestre. Comment ne pas y voir les emblèmes du marché ?
Dejean : une rue-marché. En images
Une sortie du métro Château Rouge débouche pratiquement sur la rue Dejean, qui relie la rue Poulet et celle des Poissonniers.
La rue Dejean constitue l’axe principal du « marché exotique » qui se tient aussi dans les deux rues adjacentes, tous les jours sauf le lundi pour la plupart des commerces. On parle donc indifféremment du « marché Dejean » ou du « marché Château Rouge ».
Il ne s’agit pas d’un marché à ciel ouvert comme à Barbès, mais de véritables magasins. Les client·es peuvent y entrer pour acheter les produits présentés sur les rayonnages, ou faire leurs achats sur les étals que chacun de ces magasins déploie en devanture, dans la rue.
Au marché Château Rouge, on trouve essentiellement des produits alimentaires, mais aussi des magasins de cosmétiques, de tissus, d’accessoires, des drogueries….
Le contraste est saisissant entre les étals débordants de marchandises empilées et les intérieurs des boutiques, où les articles (les mêmes produits frais, de l’épicerie sèche, des produits ménagers) sont alignés sur les étagères en une géométrie parfaite.
De nombreux habitant·es de la région parisienne originaires d’Afrique subsaharienne ou des Antilles viennent à Dejean acheter les fruits et légumes, viandes et poissons frais nécessaires à la préparation de plats traditionnels. Ces produits sont également en vente dans des boutiques spécialisées, disséminées à Paris et en Île de France, mais ici tout est regroupé, le choix est varié, pour chaque article le·a client·e peut comparer la qualité et le prix proposés par plusieurs commerçant·es.
Parce que de nombreux·euses habitant·es sont issu·es de l’immigration subsaharienne, mais aussi en raison des réseaux d’approvisionnement développés par les commerçant·es, le quartier Château Rouge représente une véritable centralité africaine. Au cœur de ce quartier, le foisonnant marché Dejean a ainsi pu être qualifié de « centralité dans la centralité »*** : l’affluence et l’animation y sont constantes, bigarrées, chaleureuses. Ce pittoresque attire rue Dejean de nombreux touristes, mais aussi des Parisien·nes qui préfèrent ce quartier pour y faire leurs emplettes.
Ainsi, rencontrée dans une supérette, Marie-Claude, qui habite à Montmartre, vient à Dejean non pas pour les denrées africaines qui font la spécificité du marché Dejean, mais pour des produits d’entretien standard, pour les prix modérés et, surtout, pour l’ambiance exotique et conviviale.
Le marché Dejean Château Rouge représente un concentré unique d’histoire des migrations, de sociologie urbaine, de relations économiques, de réseaux commerciaux, de contacts humains, de traditions alimentaires et culinaires, de mélanges linguistiques. De nombreux·euses chercheur·euses ont donc fait leur terrain d’études de ce lieu unique incroyablement riche et fascinant.
Notes et références :
* Lallement, Emmanuelle, “Espaces marchands et mode à Barbès : un fashion mix urbain et cosmopolite,” dans Hommes et Migrations n°1310, 2015, p. 45-53 : https://journals.openedition.org/hommesmigrations/3150?lang=fr
**Lallement, Emmanuelle, La Ville marchande, enquête à Barbès, Paris, éd. Téraèdre, 2010
Rasoloniaina, Brigitte, Le Marché Dejean du XVIIIe arrondissement de Paris : un espace public « perçu » et « vécu », L’Harmattan, 2012
*** Bouly de Lesdain, Sophie, « Château Rouge, une centralité africaine à Paris », dans Ethnologie française, n°XXIX (1), pp. 86-99, 1999 : https://tinyurl.com/y9jh53v8
Toumiat, Noame, Zoom sur le marché de Château Rouge, en ligne sur le site « Goutte d’or et vous », 2022 : https://gouttedor-et-vous.org/Zoom-sur-le-marche-de-Chateau-Rouge