Si le confinement n’a pas été vécu de la même manière selon les moyens et conditions de vie de chacun, à la Goutte d’Or, celui-ci a joué le rôle de catalyseur vis-à-vis des difficultés sociales et économiques déjà présentes, accentuées par la fermeture des écoles, la perte d’emploi, de logement, la promiscuité, ou pour certains, la difficulté ou l’impossibilité d’accès aux droits. Parmi ces préoccupations, la précarité et l’insécurité alimentaires, très marquées, ont nécessité une mobilisation d’urgence conséquente sur le quartier. Dans cet article, nous reviendrons à la fois sur des actions concrètes qui ont été menées, mais également sur les réflexions qui sous-tendent cette intense mobilisation des associations, collectifs, institutionnels et bénévoles du quartier.
Dans un premier temps, il convient de revenir sur les dispositifs mis en place dès le début du confinement, pour venir en aide rapidement aux habitants en demande urgente d’aide alimentaire. Parce que manger dignement – plus que se nourrir – est un droit, et parce que le quartier héberge différents publics, des actions diversifiées ont vu le jour. Tandis que certains distribuaient des centaines de repas chauds, d’autres effectuaient les collectes de dons, des maraudes, livraient des denrées alimentaires à des familles identifiées, ou apportaient des paniers repas solidaires en foyers de migrants, hôtels sociaux, etc.
Pour la préparation et la distribution de repas, Solidarités Saint-Bernard, en partenariat avec l’association Aurore et Emmaüs Défi, et avec l’aide de plus d’une vingtaine de bénévoles, a distribué plus de 400 repas par jour, venant ainsi en aide à une centaine de familles, à l’instar de la Table Ouverte qui a distribué plus de 30 000 repas chauds entre le 23 mars et le 29 mai, soit près de 500 repas cuisinés par jour, et qui poursuit les distributions sous une autre forme depuis le déconfinement. De son côté, l’équipe de jeunes bénévoles motivés qui composent la nouvelle Brigade populaire du 18e a effectué des maraudes et des distributions quotidiennes de paniers solidaires à des familles, en foyers et en hôtels sociaux, ainsi que de repas chauds lorsqu’elle avait accès à des cuisines.
En parlant de cuisines, soulignons la mise à disposition de celle de Quartier Libre, tiers-lieu porté par le collectif 4C, qui a très vite rouvert ses portes pour permettre aux associations et bénévoles de préparer des repas chauds, à l’instar du local des Xérographes. Et parce que l’un des objectifs premiers était de n’oublier personne, l’Assiette Migrante s’occupait de la livraison de petits déjeuners et dîners trois fois par semaine auprès de mineurs hébergés dans le quartier, et d’une distribution alimentaire de rue dans les camps de migrants. De son côté, la Mairie du 18ème a mis en place la vente à 20€ de « paniers de l’essentiel » composés de fruits et légumes, dispositif qui fut d’ailleurs étendu ensuite à la ville entière. Et si l’aide alimentaire qui s’est organisée et coordonnée sur le quartier a pu être aussi effective, c’est sans compter sur l’appui et le soutien d’associations telles que Home Sweet Mômes qui a réorienté son action sur l’aide alimentaire, de bénévoles tels que Sara, réfugiée syrienne qui grâce à la Fondation de France a pu préparer dans les cuisines de Quartier Libre 1000 repas chauds pour Famille France Humanité, ou Laure, bénévole depuis 5 ans pour Solidarités Saint-Bernard qui, en plus d’aider aux distributions alimentaires, a pu accompagner certaines habitantes dans la réalisation de démarches administratives, et d’autres acteurs relais comme le centre social Accueil Goutte d’Or, la Salle Saint Bruno, l’APSAJ, ADOS, EGDO, Gaby Sourire, l’Équipe de Développement Local...
Via ces initiatives, ce sont l’aide et le don alimentaires qui étaient au cœur de l’urgence liée à la crise sanitaire, mais les acteurs présents sur le terrain ont constaté l’existence de problématiques plus ancrées en terme d’insécurité alimentaire. Et, si cette urgence a permis une mobilisation rapide et massive, aujourd’hui, alors que les besoins alimentaires des habitants du quartier ne se sont pas estompés et risquent pour beaucoup de devenir durables malgré le déconfinement, il semble indispensable de prendre du recul sur cette action afin d’en dégager certaines préoccupations d’ordre plus qualitatif et qui méritent concertation. C’est dans ce but que Hélène Tavera, médiatrice à Quartier Libre et membre fondatrice du Collectif 4C, a initié une réunion sur l’insécurité et la précarité alimentaire, réunissant le 9 juin dernier une vingtaine d’acteurs.
D’abord, fut soulignée la pérennité de l’insécurité alimentaire à venir dans le quartier, qui risque de se s’aggraver. Alors que les acteurs de terrain mobilisés pendant la crise seront moins présents, comment prévenir ce qui nous attend ? Si certains dispositifs existent, toutes les familles ne sont pas éligibles. C’est par exemple le cas des aides spécifiques du CASVP ou des distributions alimentaires à Notre Dame de Clignancourt pour lesquelles il est indispensable d’être orienté par un service social et de répondre à certains critères d’éligibilité. De la même manière, alors que l’on note la présence de jeunes enfants aux distributions alimentaires, si l’ASE peut être mobilisée, y compris ceux dont les parents sont en situation d’irrégularité, est-ce une solution durable pour les familles ?
Pour faire face à cela, le manque d’équipements adaptés à la préparation massive de repas chauds constitue l’un des premiers problèmes. En effet, comment répondre à l’urgence de distribuer des milliers de repas par jour sans cuisine adaptée ? Les cuisines de la Table Ouverte, de Quartier Libre, ne suffisent pas, d’autant qu’elles ont d’autres buts. Alors même que la Brigade populaire du 18e dit avoir les bénévoles et denrées nécessaires à la fabrication de repas cuisinés, les locaux réfrigérés et les cuisines manquent. C’est pourquoi Rachid Arar, de la Table Ouverte, suggère aux représentants de la Mairie de mettre à disposition des associations et bénévoles du quartier un local suffisamment grand pour héberger une cuisine à la hauteur des besoins.
La question de l’accès aux droits a également été abordée. Le centre social Accueil Goutte d’Or note malheureusement la fréquente non-éligibilité de certaines personnes rencontrées à des prises en charge ou aides financières particulières. De son côté, Laure a effectué 18 signalements de familles non encore suivies par une assistante sociale bien qu’éligibles, et elle a constitué 27 demandes de titres de séjours pour des habitants du quartier, dont la plupart auraient déjà pu y prétendre depuis plusieurs années. Alors que le non recours est une difficulté connue, comment renforcer dans la durée l’accompagnement des plus précaires vers les dispositifs de droit commun ?
A l’occasion des distributions alimentaires, des liens ont pu être tissés avec les habitants du quartier. Parmi ceux qui se présentaient quotidiennement aux points de rendez-vous, la plupart étaient des femmes. Alors que celles-ci arrivaient tôt le matin et attendaient parfois plusieurs heures pour être servies, de vraies relations ont pu naître avec certaines. Pour prolonger ce lien social, Laure, par ailleurs dramaturge, va proposer un groupe de parole féminin qui se tiendra chaque jeudi et qui évoluera certainement en pratique théâtrale : déjà 20 femmes ont confirmé leur présence au premier atelier.
Ce lien social qui structure les distributions alimentaires s’inscrit dans une réflexion plus globale autour de l’accès pour tous à une alimentation digne et durable. Comment penser des réponses et des solutions durable à l’insécurité alimentaire ? Le don total est-il pérenne ? Est-ce normal qu’aujourd’hui en France, un nombre aussi important de familles ne puisse subvenir à ses besoins alimentaires. Rappelons-le, si manger est un besoin de première nécessité, bien manger est un droit humain fondamental qui permet de dépasser la simple survie et ainsi de vivre dignement. De plus, alors que les associations doivent elles aussi survivre financièrement, est-il possible de penser l’aide alimentaire autrement en l’inscrivant dans un système plus global de démocratie alimentaire, dans lequel chaque individu tendrait vers une autonomie alimentaire saine. En effet, le don soulève bien des questionnements : Qui donne ? Comment faut-il donner ? Que peut-on donner ? C’est directement en lien avec ces enjeux que des associations telles que le collectif 4C à travers Quartier Libre se construisent et fondent leur action.
Plus qu’un concept, la démocratie alimentaire semble être une condition indispensable à l’amélioration de la sécurité alimentaire, en particulier sur la question de l’accès à l’alimentation et des enjeux autour de la durabilité. Dominique Paturel, chercheuse à l’INRA et membre du collectif Démocratie Alimentaire dans les Marchés (DAM) nous explique ce que la notion soulève :
« Comprenez : il faut entendre la revendication des citoyens à reprendre la main sur la façon d’accéder à l’alimentation dans sa reconnexion à l’agriculture. Ainsi émerge un terreau particulièrement propice à la construction d’une nouvelle citoyenneté. Grâce à leurs décisions et non plus leurs simples actes d’achat, les individus peuvent agir sur l’évolution de leur système alimentaire (ensemble des acteurs, producteurs, transformateurs, distributeurs, consommateurs). Pas si simple cependant. Car, pour qu’elle s’incarne dans le quotidien des citoyens, cette approche nécessite :
1) d’appréhender ce qu’est un système alimentaire,
2) de connaître les quatre fonctions de l’alimentation : biologique, sociale, identitaire et hédonique,
3) de connaître les règles sociales liées au modèle alimentaire du pays d’origine, afin de mieux comprendre les différences, les résistances, les contraintes, etc.
La notion de système alimentaire, la fonction de l’alimentation, le modèle alimentaire : voilà les fondements sur lesquels asseoir une démocratie alimentaire et permettre à chaque individu d’exercer une citoyenneté alimentaire. »
Aussi, penser l’aide et le don alimentaire signifie également penser un système plus complet qui prendrait en compte à la fois l’action concrète, régie par des liens sociaux et une volonté citoyenne, mais également les circuits alimentaires et surtout les savoirs généraux liés à l’alimentation. C’est dans cet objectif qu’une concertation entre les acteurs de l’alimentaire s’avère essentielle pour penser l’action, surtout lorsque celle-ci tend à s’installer durablement et s’avère aussi présente qu’à la Goutte d’Or.
Enfin, tout le monde s’accorde à dire que la mobilisation qui a eu lieu à la Goutte d’Or pendant le confinement a été si incroyable qu’elle a rayonné en dehors du quartier. Associatifs, collectifs, bénévoles, habitants, institutionnels, tous ont œuvré ensemble pour venir en aide autant que possible aux individus et familles les plus précaires et ainsi tenter de limiter un maximum les dégâts liés à la crise sanitaire. Si nous espérons que les réunions et concertations de ce type sur des problématiques aussi majeures pour la Goutte d’Or que la précarité et l’insécurité alimentaire se poursuivront afin de structurer et pérenniser la coopération, il est également souhaitable que l’expérience, les vécus et les revendications qui découlent de cette crise soient entendus et pris en compte à toutes les échelles.
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